Arrêtons de sortir la perceuse pour visser une ampoule.
Avant, créer un site web demandait juste un éditeur de texte et quelques balises HTML. Sans IA. Et on y mettait même de la musique en MIDI.

Aujourd'hui, pour le même résultat, on nous propose React, Next.js, TypeScript, un bundler, un gestionnaire d'état, trois bibliothèques CSS-in-JS et un pipeline de déploiement automatisé.
Résultat : six mois de développement pour afficher "Coucou Floflo" sur une page.
En 2023, le tutoriel officiel Next.js pour créer une simple page "Hello World" nécessite l'installation de Node.js, npm, et plusieurs étapes de configuration, alors qu'autrefois un simple fichier HTML suffisait.
Ironique quand on sait que le premier site web du monde, celui du CERN qui a lancé le World Wide Web, fonctionne encore aujourd'hui avec du HTML pur.
L'intelligence artificielle suit exactement le même chemin. On nous vend des solutions qui nécessitent une API, un fine-tuning personnalisé, une infrastructure cloud et plusieurs formations pour automatiser ce qu'on fait déjà très bien à la main en dix minutes.
L'obsession de la complexité
Cette tendance n'est pas née avec l'IA. Dans le développement logiciel, elle s'appelle la sur-ingénierie.
L'exemple Twitter est révélateur : après avoir mis en place une architecture microservices complexe, Elon Musk a admis en novembre 2022 avoir désactivé 80% des microservices, les qualifiant de "bloatware". Il avait même accidentellement coupé l'authentification à deux facteurs, empêchant des millions d'utilisateurs de se connecter.
Dans le domaine de l'IA, les échecs se multiplient. Basecamp (un produit pour les gens qui gèrent des projets, de chez 37Signals ❤️) a testé en 2023 un modèle de traitement automatique pour filtrer ses emails de support. Après trois mois, ils ont abandonné : les règles manuelles dans l'outil étaient plus efficaces et sans maintenance.
Selon une étude de Stripe (qui date un peu, ok), les développeurs passent en moyenne 17,3 heures par semaine à gérer la dette technique et la maintenance, soit plus de 42% d'une semaine de travail standard. Le coût global de ce "mauvais code" atteint 85 milliards de dollars par an dans le monde.
Quand l'outil devient plus lourd que le problème
La métaphore est parlante : pour visser une ampoule, choisir entre un tournevis manuel ou une perceuse électrique avec ses accessoires, son chargeur, son manuel de 200 pages.
En 2022, la banque ING aux Pays-Bas a déployé un chatbot IA pour gérer les demandes de congés. Le système nécessitait l'intégration de multiples API et s'appuyait sur IBM Watson. Résultat : temps de traitement identiques à l'ancien système, mais multiplication des incidents techniques. Les salariés préféraient encore envoyer des emails manuels.
Le projet IBM Watson for Oncology illustre parfaitement cette dérive. IBM a investi plus de 4 milliards de dollars entre 2011 et 2022 pour révolutionner le diagnostic des cancers. Watson était censé analyser la littérature médicale et recommander des traitements personnalisés.
La réalité était tout autre : Watson était entraîné sur des "cas synthétiques" plutôt que sur de vraies données de patients.
Dans une étude sur le cancer gastrique, Watson n'était d'accord avec les oncologues que dans 12% des cas - les 88% restant étaient rejetés comme cliniquement inappropriés. En juillet 2017, les propres ingénieurs d'IBM documentaient "de multiples exemples de recommandations de traitement dangereuses et incorrectes". Le projet a été vendu en 2022 pour une fraction de l'investissement.
Les coûts cachés de la modernité
Chaque couche technique supplémentaire introduit de nouveaux risques : pannes, incompatibilités, dépendances obsolètes, formations continuelles.
La faille Log4j découverte en décembre 2021 illustre ces dangers cachés. Cette vulnérabilité dans une simple bibliothèque Java a affecté des centaines de millions d'applications. Quatre ans plus tard, 38% des applications utilisent encore des versions vulnérables de Log4j, et 32% utilisent des versions en fin de vie depuis 2015.
Pour l'IA, les statistiques sont inquiétantes. Diverses études convergent vers un taux d'échec de 75% à 85% des projets IA, principalement à cause de coûts de maintenance disproportionnés et d'un écart entre attentes et réalité.
Comment éviter le piège
Il faut appliquer le rasoir d'Occam : privilégier la solution la plus simple adaptée au problème concret.
Netflix illustre bien ce principe. Avec plus de 282 millions d'abonnés et un catalogue de plus de 17 000 titres, l'IA génère 80% des recommandations et leur fait économiser plus d'un milliard de dollars par an. Ici, la complexité se justifie par l'échelle du problème.
À l'inverse, 37signals (Basecamp) privilégie délibérément la simplicité. Ils gèrent une grande partie de leur support client avec des tickets triés manuellement, car leur volume reste adapté à ce traitement humain. Leur philosophie "Fisher-Price" consiste à se demander si chaque fonctionnalité serait assez simple pour un jouet des années 70.
Cette approche leur permet de servir plus de 20 millions d'utilisateurs avec une équipe de moins de 60 personnes, tandis que leurs concurrents nécessitent des centaines d'ingénieurs pour des résultats similaires.
Allez hop, c'est gratuit, voici quelques questions à se poser avant tout projet IA :
- Quel problème résolvez-vous vraiment ? Pas le problème théorique, mais celui d'aujourd'hui avec vos contraintes actuelles.
- Quelle est votre solution actuelle ? Souvent, elle fonctionne mieux qu'on ne l'admet.
- Le gain justifie-t-il la complexité ? Si l'IA fait gagner 2h/semaine mais nécessite 6h de maintenance mensuelle, le calcul est simple.
- Pouvez-vous revenir en arrière ? Avez-vous conservé la possibilité de reprendre vos méthodes précédentes ?
L'art de la simplicité
Les outils d'IA qui réussissent restent à leur place d'assistants. Grammarly ou Antidote, par exemple, corrigent et suggèrent des améliorations sans prétendre écrire à votre place. Ils augmentent vos capacités sans les remplacer.
La vraie sophistication ne consiste pas à utiliser la technologie la plus avancée, mais à choisir l'outil approprié au problème posé. Parfois, cet outil est effectivement une IA révolutionnaire. Souvent, c'est juste un tournevis. Pas une grosse boîte à outils et un décapeur thermique dernière génération.
Steve Jobs résumait bien cette philosophie sur ces produits : « La simplicité est la sophistication ultime. »
En bref ...
L'intelligence artificielle transformera probablement notre travail. Mais cette transformation sera réussie si elle reste pragmatique, centrée sur des besoins réels plutôt que sur la fascination technologique.
Netflix économise un milliard avec l'IA parce que le problème le justifie. Dans le même temps, 85% des projets IA échouent parce qu'ils cherchent une solution avant d'avoir défini le problème.
Gardons les pieds sur terre : avant de sortir la perceuse, vérifions si on n'a pas juste une ampoule à visser.
La technologie la plus impressionnante reste inutile si elle ne résout pas un vrai problème plus efficacement que les méthodes existantes.